Que savons-nous des « minorités religieuses » de la fin de l’Antiquité ?

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Bien des études ont vu le jour depuis la Renaissance sur la situation religieuse du monde méditerranéen de la fin de l’Antiquité. Leur intérêt est très inégal et malheureusement très souvent le contenu des travaux des uns et des autres trahit une récupération idéologique et une méconnaissance de la complexité de cette période clé dans l’histoire de l’évolution de la pensée religieuse humaine.

Ainsi d’aucuns en ont fait une période marquée par l’accroissement de l’intolérance, d’autre une période teintée par la montée de la pensée unique. Certains ont cru trouver dans cette période la fin de la raison philosophique antique surtout après la fermeture de l’école d’Athènes par l’empereur Justinien en 529.

D’autres encore ont vu en cette période l’âge d’or de la corruption et de l’absolutisme impérial. Bref, nous pourrions encore allonger la liste de ces thèses qui ont surtout cherché à s’autojustifier. Il nous semble que l’erreur première, pour les positions que nous considérons comme erronées, mais auxquelles nous prêtons le crédit de la bonne foi, réside dans le manque d’attention à la richesse de cette période.

Sur le plan religieux, l’Antiquité tardive se caractérise par une grande diversité. Le processus de christianisation, qui a commencé à partir du début du IVe siècle, n’a pas empêché la survivance des pensées religieuses dites minoritaires. De nombreuses lois impériales concernant ces minorités sont promulguées par les empereurs Théodose II et Justinien. Diverses lois décrètent la protection de leurs lieux de culte et le respect des pratiques religieuses minoritaires tout en privilégiant, en même temps le christianisme catholique pour ce qui concerne l’Empire romain et le Mazdéisme pour ce qui concerne l’Empire sassanide.

L’Antiquité tardive et les « minorités religieuses » chrétiennes

Dès le IIIe siècle, l’Église chrétienne connaît des divisions bien réelles. Beaucoup sont très vite résorbées, d’autres persistent assez longtemps, mais au mieux comme de très faibles minorités. La grande fracture de l’arianisme, qui revient à nier la divinité du Fils dans la Trinité, condamné par le concile de Nicée de 325, mais vraiment écarté de l’orthodoxie à la suite du concile de Constantinople de 381, est pour l’essentiel résorbée bien avant le début du VIIIe siècle, mais on ne peut exclure des survivances.

Cette pensée religieuse qui anime une partie importante du débat théologique chrétien de l’Antiquité tardive commence à proprement parler avec celui qui lui a donné son nom, Arius, un prêtre alexandrin qui, entre 315 et 318, réagit violemment aux sermons de son évêque Alexandre, qui lui semblait prêcher que le Fils était inengendré et éternel comme le Père. Ses écrits sont quantitativement peu nombreux : une lettre à Eusèbe de Nicomédie, une autre à son évêque d’Alexandrie, et une courte présentation de ses convictions intitulée la Thalie. La théologie d’Arius eut une présence importante en Europe et Afrique du Nord du Ve et VIe siècles, essentiellement parmi les peuples goths et les Vandales.

Le paysage chrétien tardo-antique est aussi structuré par une autre déchirure : le Nestorianisme dont la christologie, d’origine antiochienne, présente le Christ comme étant l’union de deux natures après l’incarnation, d’une façon souvent très proche du Credo du concile de Chalcédoine de 451. L’appellation de ce courant doctrinal, due à vrai dire à ses opposants, lui vient du patriarche de Constantinople Nestorius, condamné en 431 au concile d’Éphèse pour s’être opposé à la théologie de l’un des plus puissants évêques de l’Antiquité tardive en matière politique : Cyrille d’Alexandrie.

Après la fermeture des écoles nestoriennes d’Édesse en 489, les membres de la secte fuient l’Empire romain d’Orient qui les persécutait pour s’installer en territoire perse. Les années 500 voient la prédominance de l’Église nestorienne en Irak, et dès les années 550 les chrétiens nestoriens ont reconnu les évêques des villes royales sassanides Séleucie et Ctésiphon comme primat ou catholicos, c’est-à-dire chef suprême de leur Église, indépendamment du pouvoir des évêques de Rome et de Constantinople, ce qui annonce une rupture radicale, franche et rapide entre les nestoriens et l’Empire romain.

Au niveau plus régional, l’Afrique du Nord par exemple était très marquée durant cette période par le mouvement donatiste ; un schisme qui né à la suite de la grande persécution du début du IVe siècle. Les événements historiques relatifs à l’origine de ce mouvement ont été l’objet de doute et d’incertitude pratiquement depuis le début, et les interprétations du mouvement par les érudits sont controversées. Mais en dépit de ces incertitudes, nous sommes sûrs que ce mouvement schismatique a créé une grande dynamique théologique, polémique et religieuse en Afrique du Nord durant les derniers de l’époque antique.

Les Juifs de l’Antiquité tardive : une minorité dynamique


Mosaïque à la menorah découverte à Hammam Lif en Tunisie (VIe siècle).

 

Les Juifs sont présents dans tout l’espace méditerranéen depuis l’époque hellénistique mais leur présence est devenue plus visible sur le plan social à partir du IVe siècle. Cette présence est néanmoins difficile à quantifier mais il sera important de signaler qu’ils sont plus présents dans les villes que dans les compagnes avec une concentration particulière dans les grandes villes comme Alexandrie, Rome et Carthage.

Pour la majorité gréco-romaine de l’Antiquité tardive, les Juifs sont fréquemment perçus comme une minorité, mais il s’agit d’une minorité assez dynamique. Les estimations du nombre de Juifs dans l’Empire romain oscillent entre 8 % et 10 % de la population de l’Empire entre le IVe et le Ve siècle, ce qui est loin d’être négligeable. En dépit de sa différence et peut-être à cause d’elle, la religion juive a suscité l’intérêt de plusieurs auteurs gréco-romains. Ils sont souvent mentionnés par ces auteurs, soit de manière neutre, soit de manière positive, soit enfin de manière négative.

Face à ce regard de l’Autre, les rabbins de la Diaspora ont développé une vision différente des choses. Les Juifs ne sont pas à leurs yeux une population minoritaire puisqu’il s’agit de la population avec laquelle Dieu a établi une alliance. À cette époque les rabbins ont deux discours à l’égard des autres Nations. Le premier est marqué par une profonde indifférence envers les autres peuples. Le deuxième discours considère au contraire qu’il existe deux Nations fondamentales dans l’histoire : Israël et Rome. Elle se partagent en quelque sorte le monde : Rome, domine dans le monde présent, Israël dans le futur. Cette analogie que les rabbins de l’Antiquité tardive établissent entre Rome et Israël découle d’ailleurs d’un véritable lien de parenté, qui remonte aux deux fils d’Isaac ; Jacob et Ésaü.

Le retour des mouvements prophétiques : le Manichéisme

Pensée gnostique, structure dualiste, esprit persan sont les clichés qui ont servi à qualifier le Manichéisme pendant l’Antiquité tardive. Mais loin de ces préjugés, la pensée manichéenne est bien le produit de son époque. Les détails sur l’origine de cette pensée sont rares et ce qu’en rapportent ses ennemis est à certains moments contradictoire. Mais nous avons la chance de posséder des documents manichéens grâce à un certain nombre de découvertes, faites à Turkestan (en Chine), à Médinet Mâdi (en Égypte) et à Tébessa (en Algérie).


Sceau en cristal de roche de Mani avec une inscription syriaque portant : Mani, apôtre de Jésus-Christ.

 

Mani, le fondateur de ce que sera appelé le Manichéisme, est né en Babylonie, alors sous domination perse, le 14 avril 216. Sa famille appartenait aux elchaïsites, une branche judéo-chrétienne par laquelle il a pu être en contact avec certaines idées gnostiques que nous rencontrons ultérieurement dans sa pensée. En 228, à l’âge 12 ans, il reçoit une première révélation divine, puis une seconde en 240, à l’âge de 24 ans. Jusqu’à cette deuxième date, il était lié à la secte des Baptistes qu’il quitte juste après son illumination.

Nous ne chercherons pas à suivre Mani en ses expéditions missionnaires, attendu que les documents à ce sujet sont rares et fort imprécis. On sait toutefois qu’il ne cessa de déployer une activité énergique qui le conduit d’abord dans la capitale de l’empire perse, Ktésiphon, puis dès avant la fin du règne d’Ardachir Ier, au « pays des Indiens ». Sans doute ce voyage se situe-t-il à l’époque où Châhpour Ier lui-même occupé Le Pendjab et la vallée d’Indus et lançait ses armées à l’assaut du royaume des Kouchâns. On estime que ce premier grand voyage missionnaire s’étendit sur deux années. Après son retour de l’Inde, Châhpour Ier, régnant désormais seul depuis la mort de son père, l’invite à se rendre à sa cour. L’entrevue avait été préparée par Fîrouz, le jeune frère du roi perse.

Cette rencontre entre le « Prophète » et le « Roi des rois », qui est la manifestation officielle de la nouvelle religion peut être fixée au 9 avril 243. Après cette rencontre, le roi perse accorde plusieurs entretiens à Mani et on a même avancé l’hypothèse de la présence de ce dernier dans l’expédition du « Grand Roi » contre Gordien III. Mais rapidement, sa relation avec la cour impériale se dégrade. Le clan des Mages qui surveillait attentivement la faveur dont jouissait le « Prophète perse » attendait le moment propice pour l’éliminer, par tous les moyens, en vue d’établir le monopole du Mazdéisme comme religion officielle de l’Empire sassanide.

Avec la montée de Bahrâm sur le trône royal, en 273 probablement, la situation va rapidement évoluer. Le roi perse ne va pas tarder pour faire grief à Mani d’avoir condamné sa politique militaire et aussi d’avoir négligé son rôle de guérisseur à la cour royale, pour se consacrer à sa prédication. Mais le véritable reproche que lui adresse le monarque est plus grave : de quel droit, lui, Mani, est-il Prophète ? N’y a-t-il pas crime de lèse-majesté ? Il est alors chargé de chaînes avant de se voir jeté en prison puis condamné à mort. D’après la tradition manichéenne, le corps du « Prophète » fut décapité et sa tête clouée à une porte de la ville royale.

La pensée manichéenne a pu survivre après la mort de son fondateur. Sa doctrine fondamentale enseigne le dualisme radical des « Principes » antithétiques et l’histoire des « Trois Temps » qui sont les phases au cours desquelles les « Deux Principes » (le Bien et le Mal) déroulent leur drame. C’est dans ce drame, dont l’origine remonte au Temps Antérieur, que la création du cosmos s’est insérée. Et c’est comme acteur de drame que l’humain doit jouer son rôle, à la place qui lui est assignée, constituant en même temps un champ de bataille à l’intérieur duquel se déroule le Combat. On conçoit aisément que, pour qui se considère ainsi doublement engagé, à la fois comme soldat, au service de son « royaume », et comme enjeu, où s’affrontent le Bien et le Mal, le problème unique consiste à bien connaître sa mission.

Mohamed Arbi Nsiri, Docteur en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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